Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 14/12/2001

Aux questions posées par l’élargissement de l’Union européenne et les réformes institutionnelles, le sommet de Laeken se prépare à répondre, dans une totale opacité, par une fuite en avant vers des choix de type fédéral, à l’insu des peuples européens, et plus particulièrement du nôtre, chloroformé par la cohabitation.

L’élargissement, ouvert autant à la Roumanie et à la Bulgarie qu’à la Pologne ou à la Hongrie est souhaitable depuis que les peuples de l’Europe centrale et orientale ont repris en main leur destin. Il périme l’option fédérale proposée avec obstination par M. Fischer puis par M. Schröder. Or, ceux-ci n’ont pas renoncé à imposer, fût-ce à une "avant-garde", c’est-à-dire à une Europe-moignon, un modèle d’organisation, où l’Allemagne voit naturellement l’extension du sien propre.

C’est tout le sens de la Conférence Intergouvernementale inscrite par le traité de Nice à l’horizon 2004, conférence que doit préparer une "Convention sur l’avenir de l’Europe" dont le sommet de Laeken va fixer la composition, l’organisation et les missions. La France aborde cette échéance capitale à reculons, sans projet clair, avec le souci essentiel de ne pas paraître "isolée". Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner que la présidence belge se fera le relais des propositions du chancelier allemand : le Conseil deviendrait une simple deuxième Chambre, la Commission serait érigée en Exécutif de l’Union, son Président élu, et le processus de co-décision avec le Parlement européen généralisé.

Ce serait un total renversement du schéma institutionnel issu des traités européens fondateurs et de la légitimité elle-même. Celle-ci ne viendrait plus des peuples et du suffrage universel, mais d’un "projet européen" dont on ne sait pas très bien par qui il aurait été défini. Ce serait la victoire d’une téléologie, légitimant l’action par les buts qu’elle se fixe, à l’opposé du principe démocratique qui fonde sa légitimité dans la volonté populaire. Nos dirigeants vont se défausser, comme à l’habitude, par une perpétuelle fuite en avant, en réunissant à cette fin une "Convention sur l’avenir de l’Europe". On s’étonne de voir ainsi le Président de la République et le Premier ministre accepter de concert de s’engager dans une démarche aveugle ! En réalité, dès qu’il s’agit de l’essentiel, leur convergence de vues, dissimulée par l’emploi d’oxymores tel le concept de "Fédération d’États-nations" emprunté à Jacques Delors, éteint le débat public, et nourrit l’indifférence des citoyens. Entre eux, comme l’a reconnu Lionel Jospin, il n’y a pas la différence d’une virgule !

L’enjeu du sommet de Laeken mérite au contraire d’être placé au cœur du débat public : un peuple se donne une Constitution ; des peuples entre eux passent des traités. Il y a une civilisation européenne, mais il n’y a pas un peuple européen ; il y en a trente. Mieux vaut voir la réalité en face : des États membres se trouvant minoritaires à Bruxelles ne sont pas prêts à oublier les intérêts de leurs peuples pour accepter la loi de la majorité.

Aujourd’hui, les nations restent le cadre privilégié de la démocratie. L’écriture d’une "Constitution" que le Président de la République a évoquée dans son discours du Reichstag en mai 2000 et que le parti socialiste a reprise dans son programme, ne gommera pas cette évidence. Au reste, les deux têtes de notre exécutif seraient bien en peine d’indiquer comment les institutions de la Ve République s’effaceraient devant la virtuelle « Constitution européenne », comment serait mise en congé l’organisation des pouvoirs publics et ce que deviendrait la Constitution de 1958, dont Jacques Chirac est en principe le gardien.

L’aréopage d’universitaires, de parlementaires, d’anciens présidents ou ministres cooptés, ne saurait s’instituer en "convention" et à plus forte raison en assemblée constituante d’un peuple qui n’existe pas. Après la "fédération d’États-nations", le Président de la République et le Premier ministre s’engagent tous deux dans une "Constitution" qui dessinera un super-État européen pseudo fédéral et en réalité bureaucratique, au moment où l’élargissement rend l’idée même d’une Fédération totalement illusoire. Face aux vues fédéralistes du Chancelier Schröder, soutenues par la présidence belge, la France, empêtrée dans la cohabitation, dirigée par un Janus bifrons exécutif qui n’oppose que des formules creuses, n’ose plus faire entendre sa voix.

Comment ose-t-on proposer de faire de la Commission un Exécutif alors qu’il n’y aura dans l’Europe élargie qu’un Commissaire français sur vingt-sept ? Dans les votes au Conseil à la majorité qualifiée nous ne pèserons plus que 8,4 % dans l’Europe à vingt-sept au lieu de 11,5 % aujourd’hui, et la réduction à soixante-dix du nombre des députés français au Parlement européen prévue par le traité de Nice nous fera passer en dessous de la barre des 10 %. L’adoption d’une "Constitution européenne" mettrait définitivement la France en minorité sur tous les grands sujets de politique étrangère et de politique commerciale, à commencer par "l’exception culturelle", péniblement maintenue au fil des ans. Réduite au rang d’une grande région, la France aurait définitivement aliéné sa souveraineté. Est-ce vers ce destin en peau de chagrin que le couple exécutif veut nous conduire ? Voudrait-on susciter des réactions nationalistes violentes qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
 

Pour une refondation démocratique de l’Europe

Pour sortir l’Europe de l’ornière où l’a enfoncée une pratique bureaucratique de ses institutions, il faut la réconcilier avec la démocratie et pour cela faire fond sur ses nations et sur le débat démocratique qu’elles sauront nouer entre elles et devant l’opinion publique européenne tout entière.

La méthode Monnet historiquement a eu du bon mais elle a aujourd’hui épuisé l’essentiel de sa force propulsive, comme l’a d’ailleurs reconnu M. Joschka Fischer lui-même. Elle a nourri une réglementation bureaucratique excessive. Pour beaucoup, l’Europe est l’alibi de l’irresponsabilité, l’organisation par laquelle les élites des pays membres ont placé à l’abri du suffrage universel des leviers de décision importants ; cette universelle défausse alimente toutes les démagogies.

Introduire la démocratie dans l’Europe, c’est y réhabiliter le rôle des nations. C’est dans ce cadre que se forge la volonté populaire, que s’exprime la volonté générale à l’issue d’un débat public. Longtemps la construction européenne, en tenant en lisière les États membres soupçonnés d’entretenir les égoïsmes nationaux, a creusé le fossé entre l’Europe et les peuples. Il est temps de réintroduire la conception d’une Europe "union de nations", qui fut celle du général de Gaulle, sans rejeter ce qui reste de valable dans l’intuition fondatrice d’un intérêt général européen. Une véritable subsidiarité implique que toute compétence qui n’est pas déléguée expressément à l’Union continue d’appartenir aux États membres. La souveraineté populaire, exercice de la volonté générale, ne peut s’aliéner à moins que le peuple soit lui-même dissout. Les peuples peuvent déléguer des compétences mais à condition qu’elles restent contrôlées démocratiquement.

Voilà pourquoi je propose qu’un nouveau Traité vienne établir fermement les relations entre les États membres et l’Union européenne. Entre les peuples qui la composent, c’est en effet un traité et non une Constitution qui doit régler les rapports. Il aurait le mérite de regrouper des textes disparates et permettrait de mener à bien des réformes urgentes. Si je suis élu Président de la République française, je m’engage à soumettre le traité qui sera issu de la Conférence Intergouvernementale de 2004 à la ratification populaire, par voie de référendum.

Si je devais proposer une seule réforme au fonctionnement actuel des institutions européennes, ce serait, contrairement à ce qui se prépare à Laeken, de renforcer le rôle du Conseil, représentant légitime des peuples, et d’affirmer son autorité sur la Commission. Il faut ouvrir le droit d’initiative et de proposition au Conseil, et donc à travers lui, aux représentants des peuples de l’Union Européenne. Pour qu’il y ait un véritable dialogue entre ceux-ci, la Commission doit cesser de détenir le monopole de la proposition. La France doit rejeter fermement les thèses qui feraient du Conseil une deuxième Chambre représentant les États, appelée à commenter, avaliser ou rejeter les propositions émanant de la Commission.

La seconde réforme, à vrai dire corollaire de la première, viserait à organiser la publicité des délibérations et des votes au Conseil. Ce serait la meilleure manière d’intéresser les citoyens aux enjeux de la construction européenne. Chacun doit connaître les positions des gouvernements, et ceux-ci doivent répondre de leur attitude devant leur Parlement. C’est le moyen de forger l’espace public commun de débat qui manque à l’Europe, l’opacité nourrissant l’irresponsabilité.

De la même manière, l’élection du Parlement européen se borne jusqu’à présent à juxtaposer quinze scrutins nationaux. Une élection ne suffit pas à créer un espace public commun de débat. Une deuxième chambre, représentative des Parlements nationaux permettrait mieux de resserrer le lien avec les peuples.

Telle devrait être la position d’une France consciente d’elle-même, afin de refonder dans la démocratie une Europe de projets. Une Europe porteuse de projets peut seule retrouver l’élan des réalisations menées en commun : en matière de recherche, de transports rapides par voie ferrée, d’environnement, d’industries aéronautiques et spatiales, de dépollution de la Méditerranée, il y a tant à faire ensemble ! Associer l’Est européen à la croissance du continent, équilibrer l’Europe vers le Sud, lancer une initiative méditerranéenne de développement, faire du co-développement, en particulier avec le Maghreb, un horizon de solidarité entre le Nord et le Sud redonnerait du sens à l’Europe. Pour que les nations d’Europe rapprochent leur destin, la voie des coopérations renforcées sera plus féconde dans une Europe élargie que la voie de l’intégration, désormais épuisée.

La coopération monétaire devrait ainsi devenir la première coopération renforcée. La conversion des pièces et billets en euro, que rien n’imposait dans les textes, va dans quelques jours, perturber la vie de millions d’Européens : les deux responsables de notre exécutif auraient été mieux avisés de préparer les réformes que le retournement de conjoncture impose avec la force de l’évidence : réformer les statuts de la Banque centrale européenne pour y introduire le devoir d’agir pour l’emploi, confier aux représentants légitimes des États – l’Eurogroupe - le soin de piloter la politique économique, assouplir les critères d’endettement (très précisément le plafond de 60 %) qui empêchent une grande politique de relance par l’investissement. L’Europe, qui pèse 20% de l’économie mondiale, doit être en mesure d’assumer les responsabilités qui lui incombent pour lutter contre la récession.

Au lieu de se substituer aux nations, une Europe de projets les prolongera. Elle se nourrira de leur apport au lieu de vouloir les étouffer.

Hélas, loin de toute vision à long terme, le sommet de Laeken se prépare à noyer le destin européen dans les travaux d’une Convention sans légitimité, qui tiendra les peuples en lisière, sous les apparences de concertations trompeuses. Le choix de noms prestigieux pour présider la Convention servira surtout à éteindre la vigilance nécessaire. La France, certes, va parler, à Laeken, d’une seule voix, mais c’est celle du renoncement et de la fuite en avant. Comme toujours dans notre Histoire, un nouvel élan ne pourra venir que du peuple.

 

 

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dernière mise à jour : 06/03/19